Article paru le journal australien en ligne Quillette, traduit par Peggy Sastre, journaliste Le Point.
On nous incite souvent à réduire notre consommation de viande pour réduire notre empreinte carbone. Mais passer au tout-végétal serait en fait catastrophique.
La viande, nous dit-on, est mauvaise pour la planète. Elle cause le réchauffement climatique, détruit des forêts, détourne une part substantielle des céréales destinées à l’alimentation humaine, le tout pour produire une viande que seuls les riches Occidentaux peuvent se permettre de consommer. En 2002, l’iniquité de cette situation aura conduit George Monbiot à déclarer : « Le véganisme est la seule réponse éthique à ce qui est probablement le problème de justice sociale le plus urgent au monde. » Monbiot est ensuite revenu sur ses dires, mais on ne cesse depuis de nous répéter que, pour sauver la planète, il faudrait diminuer radicalement notre consommation de viande. Face à ce qui semble être un consensus universel sur le péché de chair animale, existe-t-il vraiment un argument écologique en faveur de la viande ? Je pense que oui, et je pense aussi que nous devrions en parler. Car non seulement le débat public est extrêmement partial, mais le risque du message anti-viande est de détruire ce même environnement qu’il prétend protéger.
Des mensonges, encore des mensonges, et des statistiques
Commençons par l’un des chiffres les plus fréquemment serinés pour justifier une réduction de la consommation de viande : l’idée que 100 000 litres d’eau seraient nécessaires pour produire un kilo de bœuf. Un chiffre conséquent, vu qu’il multiplie par plus de 1 000 les exigences d’un kilo de blé. Avec des magazines aussi sérieux que le New Scientist citant sans réserve cette estimation, il n’est pas surprenant qu’elle soit aussi populaire. Prise au premier degré, elle est évidemment choquante et pourrait, à elle seule, dissuader des centaines de milliers d’individus de manger de la viande.
Sauf qu’il existe diverses estimations de cette quantité d’eau nécessaire à la production d’un kilo de bœuf, et qu’elles ne peuvent pas toutes être justes. Les 100 000 litres – la fourchette la plus haute – proviennent d’un agronome, David Pimental (dont il sera plus amplement question), mais d’autres experts ont aussi voulu faire ce calcul, chacun en partant d’hypothèses et de positions politiques différentes. Dans son livre Meat, A Benign Extravagance, Simon Fairlie, ancien rédacteur en chef de The Ecologist, déconstruit méticuleusement ce chiffre. Il fait valoir qu’un bœuf moyen, élevé pendant 500 jours avant de partir à l’abattoir, génère 125 kilos de viande. Du total de Pimental, nous pouvons calculer qu’un tel animal a besoin de 12 millions de litres d’eau au cours de sa vie – soit un terrain de 0,4 ha noyé sous 3 mètres d’eau. Sauf qu’une vache ne boit en moyenne que 50 litres d’eau par jour, ce qui nous mène à 200 litres par kilo, soit à peine 0,2 % du chiffre de Pimental. Comment l’agronome en est-il arrivé à une estimation aussi extravagante ?
Bizarrement, parce qu’il a inclus toute la pluie tombée sur les terres sur lesquelles le bœuf a grandi, en ignorant le fait que ces averses auraient eu lieu que la bête soit en dessous ou pas. Et pour grossir encore un peu plus sa baudruche alarmiste, Pimental s’est basé sur la pluviométrie la plus extrême qu’il a pu trouver – et sur des bovins de ranch qui arpentent des surfaces bien plus conséquentes que les troupeaux européens moyens. Après avoir patiemment démonté les statistiques d’autres auteurs, Fairlie conclut : « La quantité d’eau consommée par une vache à viande semble une fonction de votre position politique. »
L’histoire de l’écriture du livre de Simon Fairlie nous en dit énormément de l’idéologie sous-jacente aux AVPE (anti-viande prétendument écolos). Fairlie a passé dix ans dans une coopérative de permaculture. L’exploitation faisait 5,2 hectaress dont seuls 7 % étaient cultivés. Dans la communauté, tout le monde œuvrait à cette tâche, qui leur fournissait le gros de leurs légumes et une partie de leurs fruits. Dans les 4,8 hectares restants, Fairlie était quasi seul à s’occuper de cochons et de vaches à lait. Mais à cause du végétarisme dominant dans la communauté, Fairlie allait constater que, si ses camarades étaient heureux de consommer son fromage, ses yoghourts et son lait, ils ne touchaient pas aux 350 kilos de viande, graisse et saindoux issus chaque année de ses animaux. Ce que Fairlie vendait sur les marchés. Ce qui aurait pu générer un revenu confortable, si la communauté ne dépensait pas dans les 220 euros par semaine en graisses et protéines alternatives importées du monde entier : tahini, noix, riz, lentilles, beurre de cacahuètes et soja. Une ironie que Fairlie était loin d’ignorer.
L’élevage subventionne en réalité la production céréalière humaine
Parmi les statistiques anti-viande, on retrouve aussi, sous diverses variantes, l’idée qu’il faudrait 20 kilos de céréales pour produire un kilo de bœuf. Une affirmation qui repose sur une hypothèse fausse : que tous les animaux seraient élevés dans des parcs d’engraissement. Mais au Royaume-Uni, par exemple, les vaches et les moutons passent le plus clair de leur vie dans des prairies à brouter. En hiver, quand l’herbe ne pousse plus, on se sert principalement de fourrage (du vert de betterave) ou de déchets agricoles (paille) pour nourrir les animaux. Les céréales sont un ajout exceptionnel pour les quelques semaines nécessaires au « finissage » de l’animal avant son départ pour l’abattoir. En d’autres termes, ce chiffre culpabilisant n’est représentatif que du scénario du pire – des animaux confinés dans un élevage industriel, ce que la majorité des consommateurs européens rejettent pour une foule de raisons indépendantes de la question de la rentabilité alimentaire.
En juillet dernier, à Montréal, lors de la conférence de la Société canadienne de sciences animales, David Pimental, professeur d’écologie à la faculté d’agriculture et de sciences de la vie de Cornell et déjà responsable du chiffre spécieux sur la quantité d’eau nécessaire à une vache, allait affirmer que « les États-Unis pourraient nourrir 800 millions de personnes avec les céréales consommées par le bétail ».
L’argument est superficiellement convaincant. Malheureusement, outre le choix du scénario le plus défavorable – l’élevage industriel –, Pimental ignore également le fait que la quasi-totalité des céréales utilisées pour l’alimentation animale est impropre à la consommation humaine, parce qu’elles ont été gâtées ou contaminées d’une manière ou d’une autre. Les producteurs de céréalesdépendent du marché des aliments pour animaux pour rentabiliser leurs récoltes corrompues. Et si nous arrêtions tous de manger de la viande, beaucoup de ces céréales seraient tout simplement jetées, un gaspillage qui ferait monter les prix des denrées alimentaires. Dès lors, l’élevage subventionne en réalité la production céréalière humaine et ne la concurrence pas, contrairement à ce que laissent entendre ces statistiques fallacieuses.
En outre, beaucoup d’AVPE oublient de mentionner les sous-produits animaux. En plus d’offrir de la viande pour la consommation humaine, les vaches, moutons et cochons produisent une quantité substantielle de cuir, laine, graisse, sang et os ensuite exploités dans un tas de processus industriels allant de la production d’engrais pour l’agriculture biologique à la fabrication de billets de banque. Avec les animaux d’élevage, quasiment tout se transforme et rien ne se perd.
Les vaches, des éco-vandales ?
Une autre des plus grandes controverses (et idées fausses) sur la production de viande est sa contribution supposée au réchauffement climatique, un sujet prisé par les médias depuis la publication, en 2006, d’un rapport de la FAO dénonçant « l’ombre portée » du bétail sur la planète. Un document où l’on trouve ce chiffre ahurissant : 18 % des gaz à effet de serre sont le fait des animaux d’élevage, ce qui les place avant le secteur routier en termes d’émissions. Je veux bien être naïf, mais je pensais que la cause du réchauffement climatique était notre appétit pour les énergies fossiles. Est-il possible que l’élevage – une activité précédant de milliers d’années l’avènement de la révolution industrielle – soit un problème aussi conséquent ?
Au cours de ces dix dernières années, ce rapport aura contribué au dogme quasi religieux faisant de la réduction de la consommation de viande une arme contre le réchauffement climatique. Cependant, dans les chiffres validés par l’ONU, d’importantes réserves permettent d’ôter quasiment toute sa noirceur à cette « ombre portée » des animaux d’élevage sur l’environnement.
Premièrement, il s’agit d’une moyenne mondiale. Le chiffre cache le fait que le gros de ces émissions proviennent de la déforestation visant à créer de nouvelles prairies pour les animaux ou de nouveaux champs de céréales susceptibles de les nourrir. En d’autres termes, la majorité des émissions de CO2 attribuées aux vaches relèvent en réalité de la destruction de puits de carbone (forêts) précédant l’élevage plutôt que de l’élevage en tant que tel. En outre, une telle activité concerne principalement des pays en voie de développement. À l’inverse, cela fait des décennies que les pays développés voient leurs surfaces forestières augmenter. Par conséquent, si on se limite à une analyse américaine, on s’aperçoit que le bétail américain ne contribue aux émissions de gaz à effet de serre qu’à hauteur de 2,8 %. Dès lors, même si tous les Américains cessaient de manger de la viande, cela ne réduirait leurs émissions qu’à la marge.
Ensuite, dans bien des cas, c’est la valeur du bois qui pousse à la déforestation, et non celle de l’élevage qu’elle pourrait permettre. Même si la production de viande s’arrêtait demain, les arbres seraient quand même abattus.
Troisièmement, le rapport de la FAO ne prenait pas en compte l’utilisation des terres après le départ des bûcherons. De fait, des chercheurs ont depuis déterminé que la conversion en prairies constituait le moyen le plus efficace pour stocker le carbone du sol – bien supérieur aux terres arables et, étonnamment, aux forêts replantées. En effet, le gouvernement irlandais voit dans la restauration des prairies et des pâturages de par le monde une priorité au potentiel considérable pour minorer le réchauffement climatique. Dans son analyse, les émissions de gaz à effet de serre attribuables aux élevages britanniques et irlandais sont négligeables. Cela tient en grande partie au fait que les animaux outre-Manche se nourrissent principalement d’herbe presque toute l’année.
L’élevage laitier est en réalité le moyen le plus écologique de nourrir une population
En réalité, labourer des prairies libère le carbone stocké dans les puits à long terme, ce qui montre combien la conversion des terres d’élevage en terres arables n’a vraiment rien d’écolo. En outre, le labour accélère l’érosion des sols, le ruissellement et l’épuisement des nutriments – autant de facteurs ignorés dans le grand récit des AVPE. À cause en partie de ces problèmes et dans le cadre de ses objectifs environnementaux, le gouvernement britannique a décidé de multiplier les prairies permanentes, vues comme d’importants « puits de carbone capables d’atténuer le changement climatique ».
Vient ensuite la question des produits laitiers. Même si la plupart des anti-viande ne vont pas le crier sur les toits, la production laitière est largement plus verte que la production de viande, et ce même si l’on prend leurs calculs douteux comme référence. Premièrement, parce que les produits laitiers sont une source de protéines durant toute l’année, et pas seulement après l’abattage de la bête. En outre, le mantra estimant qu’il serait plus efficace de nourrir le monde avec des végétaux qu’avec des produits animaux présente un autre grave défaut : de tels calculs prennent en compte la satisfaction des besoins énergétiques humains et ignorent complètement nos besoins spécifiques en protéines.
D’autres limites de la production céréalière sont aussi des plus significatives : dans les climats tempérés, les céréales ne produisent qu’une seule récolte par saison et pour éviter l’épuisement des nutriments dans les sols et le développement des maladies, les agriculteurs doivent alterner avec d’autres cultures, comme les pommes de terre ou le colza. Parce qu’ils ont pris en compte ces cycles et les besoins humains en protéines, des chercheurs néo-zélandais viennent récemment de montrer que, dans les climats tempérés, l’élevage laitier est en réalité le moyen le plus écologique de nourrir une population.
Ainsi, au lieu de voir les herbivores comme des éco-vandales de première, il serait peut-être temps d’apprécier leurs vertus. Leur capacité à convertir des herbes non comestibles en protéines de haute qualité sous forme de viande et de lait devrait être vue comme un cadeau – le brin de magie que les éleveurs et bergers traditionnels connaissent et vénèrent depuis des lustres.
Pâtures et paysages
L’élevage aura façonné nos campagnes pour les rendre plus belles, plus accessibles et plus biologiquement diverses. Beaucoup des paysages parmi les plus célèbres de Grande-Bretagne dépendent des bêtes qui les arpentent. Voyez les pâtures en patchwork dans les campagnes autour de Londres, les vastes étendues des Highlands, la complexité des écosystèmes de la New Forest. Comparez maintenant leur subtilité et la richesse de leur faune avec les déserts céréaliers du Cambridgeshire, où nul ne se promène vu que rien n’est à voir ni à découvrir à des kilomètres à la ronde. Nos choix alimentaires façonnent les paysages qui nous sont chers.
Dans le cœur du Sussex, où j’ai grandi, on trouve des prairies laissées à elles-mêmes, des marécages, des pâtures inondées à certains moments de l’année et des tourbières regorgeant d’espèces. Beaucoup de ces espaces peuvent accueillir du bétail bien adapté à de tels environnements, des vaches descendant des aurochs sauvages qui vivaient là voici des milliers d’années. Réduire notre consommation de viande menace ces paysages, oblige les fermiers à assécher et à « amender » ces terres pour y faire pousser leurs cultures. Est-ce cela que nous voulons ?
Au Royaume-Uni, jeter un œil sur les campagnes préservées, c’est voir toute une continuité de petites modifications remontant directement à l’époque mythique de la forêt primitive. Comme l’explique Richard Maybe dans The Flowering of Britain, les traces de ces environnements pré-humains sont plus que rares, mais nous avons des haies et des bosquets où vivent des espèces continuellement présentes depuis ces temps immémoriaux. De même, bon nombre de riches pâturages anglais n’ont jamais été cultivés depuis l’âge du fer. Il mentionne deux zones du South Downs – l’une n’a jamais été labourée, l’autre a brièvement accueilli des cultures voici plusieurs siècles. Le contraste de biodiversité est toujours manifeste. Certaines choses ne peuvent être annulées.
En revanche, un champ de céréales est une surface morne et sans âme, et ce que nos sens détectent avec une certaine répulsion viscérale provient de leur écologie – de tels champs annihilent ce qu’il nous restait de lien avec la forêt primitive. La biodiversité s’effondre. Les mycorhizes disparaissent pour toujours. Le stockage du carbone cesse. Les produits agrochimiques, les machines et l’érosion des sols font leur œuvre. Voilà pourtant ce que préfèrent les militants écologistes anti-viande à courte vue. Voilà l’avenir qu’ils nous préparent, pour nos paysages et pour notre vie.
Les herbivores maintiennent la biodiversité
Il est de plus en plus reconnu que les herbivores constituent en réalité un élément essentiel de la biodiversité des paysages. Prenons l’exemple des prairies du Trundle – une ancienne colline fortifiée datant de l’âge du fer proche de Goodwood, dans le West Sussex. Pour entretenir les primevères, les orchidées, les pimprenelles, le thym et toutes les autres plantes poussant dans l’herbe fine, les moutons sont essentiels. Une tonte mécanique réussit rarement à conserver la biodiversité aussi efficacement que les herbivores, dont les excréments, l’urine, les sabots et les instincts ne peuvent être reproduits par des machines.
Des institutions comme le National Trust ont même observé que les herbivores réussissaient bien mieux que les humains à maintenir des environnements naturels complexes. Sur les falaises blanches de Douvres, ce sont des poneys d’Exmoor qui entretiennent l’environnement quasiment sans aucune aide humaine. Depuis plus de vingt ans, leur action sur la biodiversité de la région aura été « extrêmement positive ».
Les bois de la New Forest, de Sherwood ou d’Epping, entre autres grandes forêts britanniques, doivent leur diversité et leur exceptionnelle beauté au sylvopastoralisme – des pâtures en forêt. Des systèmes qui ont beaucoup de points communs avec le paysage pré-humain originel, que l’on pense aujourd’hui avoir été fortement façonné par les herbivores sauvages. Le gouvernement britannique reconnaît le rôle important que jouent ces animaux et affirme que le meilleur moyen de « renaturer » le Royaume-Uni consiste à utiliser des herbivores modernes comme substituts à la mégafaune disparue – aurochs et élans. Dans ce système paysan naturaliste, les humains prennent la place des carnivores.
L’idée que l’élevage fasse davantage partie de la solution plutôt que du problème est de plus en plus probable, logique et enthousiasmante. Mais pour que cela réussisse, tous les consommateurs doivent connaître les problèmes en présence et choisir quel type de viande ils veulent acheter et manger. Ce qui ne veut pas dire que nous devrions tous manger de la viande, mais, inversement, que nous devrions réfléchir à deux fois avant de promouvoir le végétarisme comme l’option écolo par défaut. À bien des égards, les prairies permanentes sont plus écologiques que les terres arables – le sylvopastoralisme étant le must. Vos choix de consommation déterminent notre avenir.